20. Le conseil des sages
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« Que le conseil des sages commence. »
Les conseillers O’guf’n s’assoient en cercle sur une plateforme de bois recouverte d’un toit de poutrelles, dans une bâtisse reposant au milieu de l’océan. Ils ne prononcent aucun mot, l’essentiel de leur dialogue est perçu dans leurs esprits, ce qui assure une totale confidentialité et une précision inaccessible au langage vocal. Ce qui suis est une tentative de retranscription de leurs échanges.
- Le mouvement du monde suit un parcours linéaire, tel qu’il était prévu depuis la nuit des temps. Les peuples résistent aux difficultés de la vie mais continuent leur expansion, sous le contrôle de dirigeants plus ou moins avisés. Le regroupement des royaumes ne fait aucun doute pour l’avenir. Certains pourraient encore se montrer hostiles à notre égard, pour éviter que leurs ennemis ne bénéficient de nos réponses en nous soutirant de force des stratégies victorieuses. Notre conseil doit statuer sur l’usage de notre influence pour favoriser une évolution géopolitique qui irait dans notre intérêt.
- Jusqu’à présent, nous nous sommes interdits d’influencer leurs jugements et nous sommes naturellement devenus indispensables à leurs yeux. Notre impartialité est notre force et elle est la garantie de notre longévité. Nous accompagnons ceux qui le demandent car nous sommes convaincus que le savoir partagé est source de sagesse et de paix. Nous serons prêts à nous défendre, avec nos alliés, s’il le faut, mais nous ne devons interférer dans la continuité de leurs destins.
- Mes amis, ne nous voilons pas la face, affirme un jeune conseiller. Nos pouvoirs télépathiques nous donnent la puissance d’influencer chaque visiteur. Vous savez comme moi que les conseils avisés que nous prodiguons s’accompagnent d’une influence systématique pour leur faire accepter ces conseils, ce qui les rend plus dépendants à chaque visite.
- Je loue vos efforts pour évoquer ces points avec objectivité, lui répond le conseiller. Il est toujours complexe d’analyser l’impact exact de nos pouvoirs télépathiques, puisque nous en sommes à la fois le créateur et l’analyste, mais je reste convaincu que le libre-arbitre n’est pas modifié chez nos visiteurs. La gratitude qu’ils nous témoignent provient de leur satisfaction liée aux conseils reçus, pas d’une quelconque influence invisible. Je le crois.
- Et pourtant cher conseiller, il est une dérive inquiétante qui a débuté il y un siècle. Malgré nos efforts pour rétablir une perception lucide de la vérité, certains nous considèrent comme des dieux omnipotents. Ils ne viennent plus pour obtenir des conseils mais des recettes miraculeuses. Un jour viendra où ils pourraient nous reprocher de n’être pas intervenus pour résoudre une situation périlleuse. Vous savez comment l’émotion peut rendre aveugle. Nous seron sommés de prendre en charge toute exigence.
Kak, que chacun considère comme le premier d’entre eux, prend la parole :
- Il ne nous est pas permis de sortir de notre rôle. Nous disposons d’un savoir assorti d’un pouvoir. Tous les peuples doivent en bénéficier. En contrepartie, nous y avons gagné le droit de vivre pacifiquement. Nul ne peut connaître l’impact psychologique de notre aide et notre loi interdit formellement l’influence directe. Tout comme il n’est pas dans notre intention de paraître des dieux et d’en hériter des obligations qui y incombent.
Le jeune conseiller Vak répond :
- Cher ami, j’entends la sagesse de vos propos. Ils s’appliquent avec succès depuis des générations et je n’imagine pas le remettre en cause. Toutefois, si le bonheur de notre peuple était en jeu, ne devrions-nous pas faire évoluer notre législation ?
- Depuis toujours, nous respectons toutes les créatures de Malderève. A titre d’illustration, nos aïeux ont préféré habiter sur l’océan, dans ces humbles maisons de bois, plutôt que de chasser les Croches des sables et bâtir des palais. Si un danger plus grand apparaissait, nous chercherions de nouveau une issue pacifique.
- Pourtant, lors de la Guerre des Marées, nous avons utilisé les engins militaires de nos alliés et nos pouvoirs télépathiques contre l’ennemi. Les pertes furent nombreuses. S’il le faut, nous recommencerions, n’est-ce pas ? Ne serait-il pas plus simple et plus pacifique d’agir avant qu’une guerre éclate et ne nous oblige à commettre des actes que nous réprouvons ? Un coup de pouce invisible pour éviter des millions de morts, n’est-ce pas raisonnable et mesuré ? Nous devons changer la loi !
Les propos de Vak ont porté. De nombreux conseillers expriment une approbation nuancée. Le conseiller Kak connait la dérive d’une telle décision, car la notion de « raisonnable et mesuré » peut s’élargir au gré des circonstances. Demain, l’influence peut concerner les débouchés commerciaux, les mariages entre souverains ou la recherche scientifique. Sous prétexte de défense des intérêts du peuple, les ambitieux chercherons à accroître leur pouvoir. Ils étendront leur domination au gré des demandes des peuples placés sous leur dépendance, et heureux d’être mis en servitude volontaire.
Kak, fait la synthèse de la décision équilibrée du jour, avec l’approbation des conseillers.
– Nous décidons que la démarche pourrait exister. Dans une circonstance exceptionnelle, il sera validée en amont par le conseil, qui désignera un responsable unique de l’influence, dans un objectif formalisé et au cœur d’une stratégie délibérée.
Au même moment, en Garutie, Fanny couche son enfant dans son lit. Il y a encore un an, il était destiné à une mort certaine. Une malformation cardiaque le rendait inapte à la vie. Abattu par la tristesse, ne pouvant affronter cette situation dramatique, son mari l’avait abandonnée. Elle vivait seule, avec sa peine et la mort programmée de son enfant devant elle. Sa dernière chance se trouvait chez le peuple de la mer. Elle s’était donc rendue au Palais de Réponses, avait attendue des heures sous le soleil, avant de se retrouver face à l’un des conseillers, pleine d’espoir.
Fanny avait formulé sa requête, répétée mille fois dans sa tête sur le chemin. Le conseiller avait fermé les yeux et avait fourni l’unique solution qui lui permettrait de maintenir son fils en vie. Puis on l’avait conduite rapidement vers la sortie sans qu’elle puisse formuler un remerciement, les yeux noyés de larme. De retour chez elle, elle avait appliqué à la lettre les recommandations. Elle avait tout donné pour obtenir les produits nécessaires, elle avait veillé des mois sur sa progéniture. La guérison fut lente, mais l’enfant survécut.
Fanny avait reçu un coquillage de la main des O’guf’N, simple bibelot offert à chaque visiteur comme souvenir de visite du Palais des Réponses. Elle le plaça à leur retour sur le bord d’une petite fenêtre de sa chambre, pour ne plus jamais y toucher.
Ce soir, comme chaque soir, elle se met en tailleur devant lui. Elle ferme les yeux et prononce les mêmes phrases : « merci, peuple de la mer, merci de vos bienfaits. Je vous en supplie, préservez encore mon enfant… »
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