Artwork

Contenu fourni par Futura. Tout le contenu du podcast, y compris les épisodes, les graphiques et les descriptions de podcast, est téléchargé et fourni directement par Futura ou son partenaire de plateforme de podcast. Si vous pensez que quelqu'un utilise votre œuvre protégée sans votre autorisation, vous pouvez suivre le processus décrit ici https://fr.player.fm/legal.
Player FM - Application Podcast
Mettez-vous hors ligne avec l'application Player FM !

Charles Turner, l'homme qui parlait à l'oreille des insectes

11:08
 
Partager
 

Manage episode 367827643 series 3490117
Contenu fourni par Futura. Tout le contenu du podcast, y compris les épisodes, les graphiques et les descriptions de podcast, est téléchargé et fourni directement par Futura ou son partenaire de plateforme de podcast. Si vous pensez que quelqu'un utilise votre œuvre protégée sans votre autorisation, vous pouvez suivre le processus décrit ici https://fr.player.fm/legal.

Charles Henry Turner est l'une des grandes figures oubliées de la science. Né en 1867, il consacre sa vie à l'étude des animaux, de leur anatomie, de leurs comportements, de leurs perceptions et de leur intelligence. Scientifique passionné, travaillant sans relâche pour alimenter sa discipline, il bat de nombreux records, produit d'innombrables publications, mais il est également confronté à une société qui refuse de lui accorder le crédit qu'il mérite.

À cause de ses origines afro-américaines, les contributions de Turner bénéficieront à tous, mais son nom tombera dans les oubliettes de l'histoire. En parallèle de sa vie de chercheur, de professeur et de père de famille, il trouve encore le temps de militer pour l'égalité des droits civiques, et pour l'accès à l'éducation, d'offrir aux jeunes générations la chance qu'on lui refuse. L'histoire de Charles Turner, c'est celle d'un combat mené dans l'humilité, la passion et la détermination. Un combat qu'il est grand temps de déterrer de l'oubli.


👉Abonnez-vous sur votre apps et plateformes audio préférées 🎙️


Pour aller plus loin :


Transcription du podcast :

Bienvenue dans Chasseurs de science, un podcast produit par Futura. Je m'appelle Emma, et je serai votre guide temporelle au cours de cette excursion. Aujourd'hui, nous plongeons dans le cerveau des animaux et des petites bêtes aux côtés de Charles Henry Turner, l’un des plus grands scientifiques oubliés du début du XXe siècle. Vous écoutez Chasseurs de sciences, si ce podcast vous plaît, n'hésitez pas à nous soutenir en le partageant sur les réseaux sociaux et en nous laissant une note sur les plateformes de diffusion.

Le soleil de l’été 1910 cogne fort au-dessus de la ville de Saint-Louis, Missouri. Mais Charles Turner n’en a cure. Agenouillé dans un champ qui borde le parc O’Fallon, le scientifique observe avec intensité les abeilles qui s’affairent au milieu du mélilot blanc. Ces dernières semblent ostensiblement ignorer les six disques rouges enduits de miel qu’il a soigneusement disposés au niveau des herbes sauvages. Les oreilles pleines du bourdonnement des travailleuses, il tente désespérément de les attirer lui-même vers ses fleurs artificielles, en vain. Cela fait deux heures qu’il est là, et il redoute que son étude ne se solde par un échec. Soudain, une ouvrière, vient se poser sur le rebord de l’un des disques, juste sous ses yeux. Elle est rapidement rejointe par une seconde, et Turner se réjouit de les voir toutes deux absorber le précieux liquide. L’expérience peut commencer.

Le lendemain, à 8 heures du matin, le scientifique retourne sur place pour découvrir que deux des disques ont été entièrement vidés de leur stock de miel, et que ses sujets ont même été jusqu’à emporter une partie de leur papier rouge, encore imbibé de sucre. Enthousiaste, il accroche six nouveaux cercles rouges identiques aux précédents, et six bleus pour leur part dépourvus de récompense. Immédiatement les abeilles arrivent par nuées pour butiner avec frénésie les coquelicots artificiels de Turner.

Maintenant arrive l’instant crucial : après un quart d’heure de ce manège aérien, alors que les travailleuses repartent vers la ruche pour y déposer leur butin, le chercheur se saisit de l’une des cibles rouges et la remplace par un cercle bleu, dans l’espoir de répondre à la question qui le taraude : « les abeilles sont-elles capables de distinguer les couleurs ? ». Les secondes passent, puis les minutes. Finalement, les créatures reviennent, fonçant tout droit vers le dernier lieu de récolte. Carnet de notes en main, Turner sent ses doigts enserrer le stylo dont la pointe est posée sur la page. Dans un splendide mouvement courbe, les abeilles changent subitement de destination en laissant derrière elles la cible azur, les antennes pointées vers la tache écarlate la plus proche. Turner jubile, mais l’expérimentation n’est pas terminée. Parce qu’il tient à fournir des résultats rigoureux, il passe encore plusieurs jours à tester une trentaine de manipulations, voyageant d’un cercle à l’autre comme une abeille dans un champ de fleurs. Il va jusqu’à façonner de petites cornes d’abondance en papier et recueille, en guise de final, des ouvrières dans la paume de sa main. Avec passion et application il rassemble les données qui lui permettront de mettre fin au débat qui anime le milieu des entomologistes depuis des décennies. Sa conclusion est proclamée avec une humilité et un engouement caractéristiques le 18 juillet 1910 : les abeilles sont bel et bien capables de discriminer les fleurs en fonction de leurs couleurs pour optimiser leur collecte.

C’est un accomplissement notoire pour Turner, un tour de force qui tombera dans les oubliettes de l’Histoire, et échappera même à la mémoire de ses pairs. Car à l’époque, un autre type de discrimination basée sur la couleur est en train de se jouer.

Né en 1867, deux ans après la fin de la Guerre civile, Charles Henry Turner est le fils d’un gardien d’église et d’une infirmière afro-américains, qui très tôt, lui transmettent l’amour de l’apprentissage et bientôt, celui de l’éducation. À l’âge de 19 ans, il quitte le lycée avec les meilleures notes de sa promotion, et un an après, il épouse la jeune institutrice Leontine Troy. Turner est le premier diplômé afro-américain de l’université de Cincinnati lorsqu’il obtient son master en 1886, puis devient possiblement le premier à recevoir un doctorat de l’université de Chicago, avec les honneurs, en 1907. Au cours de la décennie qui sépare ces deux événements, il démontre à maintes occasions son application et sa rigueur en publiant un travail de plus de 100 pages sur l’anatomie du cerveau chez les oiseaux, copieusement agrémenté d’illustrations détaillées. Cet article, son tout premier, est publié dans la prestigieuse revue Science, dont il est possiblement le premier contributeur afro-américain, installant, une fois encore, un nouveau record.

Il ne s’arrête pas là puisqu’en 1892, son article sur la construction des toiles d’araignées fait également de lui le premier auteur de psychologie comparée afro-américain. Un autre article est publié dans Science, suivi plus tard par un troisième, et, tant qu’à faire, Turner découvre plusieurs nouvelles espèces marines dans les eaux de Cincinnati. D’autre part, il rédige avec son mentor Clarence Herrick un volume de 500 pages sur les Entomostraca, une sous-espèce de crustacés vivant dans la région. Malheureusement, l’année de publication de l’ouvrage est également marquée par la mort de sa femme, laissant désormais à Charles la charge intégrale de ses trois enfants, âgés d’un à trois ans.

Il redouble désormais d’ardeur afin d’offrir à sa famille la stabilité dont elle a besoin. En dépit de près d’une trentaine d’articles publiés en 1907 et d’une renommée qui s’étend jusqu’en Europe, Turner essuie des refus répétés et dans certains cas inhumains. Alors que le précédent directeur de l’université de Chicago, décédé en 1906, souhaitait rendre l’éducation accessible à tous et reconnaissait à Turner le statut d’autorité majeure dans son domaine, son successeur tient un autre discours. En place depuis moins d’un an lorsque notre ami zoologue obtient son doctorat (rappelons-le, avec les honneurs), il lui déclare qu’il ne recrutera pas un « n*gre ».

Accompagné de sa seconde femme et de ses trois enfants, ce dernier est donc contraint pendant plusieurs années de naviguer d’école en école. En parallèle de son travail à plein temps, et de sa vie de famille, il continue de produire deux articles par an, un rythme de production bien supérieur à celui de ses pairs de l’époque. Entomologiste passionné, il s’intéresse à toutes sortes de créatures : papillons de nuit, cafards, guêpes, vers, ou encore fourmis. On pense qu’il est le premier à tester le conditionnement pavlovien chez les insectes, il découvre que ceux-ci sont capables de percevoir les sons, de former des souvenirs, des pensées individuelles, peut-être même des émotions, d’exercer un libre arbitre distinct du simple acte réflexe ou instinctuel, il souligne l’importance de collecter des données dans la nature plutôt que dans un laboratoire, il instaure une méthodologie rigoureuse incorporant des conditions contrôles... Bref, à travers sa soif de savoir, sa rigueur et son enthousiasme, Turner offre une contribution unique à sa discipline et nous invite à voir les insectes comme bien plus que de simples nuisibles sans cervelle. Il écrit :

« Après avoir étudié le sujet sous tous les angles possibles, je suis parvenu à la conviction que ni la fourmi grouillante, ni l'abeille volante, ni la guêpe chasseresse ne sont guidées par un mystérieux instinct, ou une combinaison de tropismes, ou uniquement par la mémoire musculaire, mais par quelque chose que chacun acquiert par expérience. »

À l’âge de 41 ans, Turner s’établit enfin au lycée Sumner de Saint-Louis, le premier lycée afro-américain fondé à l’est du Mississippi. Il sait pertinemment qu’il ne s’y verra pas accorder de temps libre pour ses recherches, que son salaire de 1.080 dollars par an lui permettra à peine de subvenir à ses besoins, que la charge de travail sera lourde et ingrate, mais, ainsi qu’il l’exprime :

« Je sens qu’on a besoin de moi ici, et je peux y faire tellement pour mes semblables. »

Dès 1897, Turner produit plusieurs articles sur l’égalité des droits et l’accès à l’éducation. Cette dernière constitue selon lui la clef qui mettra fin au racisme dont lui et sa communauté sont victimes, et motive son envie d’enseigner dans des écoles accueillant des étudiants afro-américains. Il devient un emblème de la lutte pour les droits civiques à Saint-Louis et une figure d’attachement pour ses élèves, avec qui il mène diverses expérimentations sur les abeilles durant les pauses au réfectoire.

En 1922, le professeur, malade, prend sa retraite et passe ses derniers mois chez son fils, Darwin. Une dizaine de jours seulement après la célébration de ses 55 ans, Charles Turner s’éteint laissant derrière lui plus de 70 publications académiques, un héritage précieux pour les zoologues, les éthologues et les biologistes, et pas la moindre trace de ses contributions dans les livres d’Histoire. Né à une époque où les Afro-américains étaient encore traités par beaucoup comme du bétail ou des êtres dotés d’une intelligence inférieure, Turner fut très probablement délibérément ignoré et oublié par ses contemporains. C’est pourtant cette même science à laquelle il contribuera tout au long de sa vie qui démantèlera progressivement les croyances qui envenimèrent la société dans laquelle il vécut. La science, et le bon sens, dont il ne manqua jamais.

Son ami entomologiste Philip Rau déclarera à sa mort :

« Les handicaps et les contraintes qui ont marqué la carrière de Turner ont été nombreux, et il les a affrontés avec humilité et bravoure. »

Merci d'avoir écouté Chasseurs de science. La musique de cet épisode a été composée par Patricia Chaylade. Au texte et à la narration : Emma Hollen. Merci à Darryl Fantaisie, qui prête sa voix à Charles Turner, et à Guillaume Coolen, qui prête la sienne à Philip Rau.

Si vous appréciez notre travail n’hésitez pas à nous laisser un commentaire et cinq étoiles sur les plateformes de diffusion pour nous soutenir et améliorer notre visibilité. Vous pouvez aussi vous abonner sur Spotify, Deezer et Apple podcast pour ne plus manquer un seul épisode. Quant à moi, je vous retrouverai bientôt pour une future expédition temporelle, dans Chasseurs de Science. À bientôt !

  continue reading

62 episodes

Artwork
iconPartager
 
Manage episode 367827643 series 3490117
Contenu fourni par Futura. Tout le contenu du podcast, y compris les épisodes, les graphiques et les descriptions de podcast, est téléchargé et fourni directement par Futura ou son partenaire de plateforme de podcast. Si vous pensez que quelqu'un utilise votre œuvre protégée sans votre autorisation, vous pouvez suivre le processus décrit ici https://fr.player.fm/legal.

Charles Henry Turner est l'une des grandes figures oubliées de la science. Né en 1867, il consacre sa vie à l'étude des animaux, de leur anatomie, de leurs comportements, de leurs perceptions et de leur intelligence. Scientifique passionné, travaillant sans relâche pour alimenter sa discipline, il bat de nombreux records, produit d'innombrables publications, mais il est également confronté à une société qui refuse de lui accorder le crédit qu'il mérite.

À cause de ses origines afro-américaines, les contributions de Turner bénéficieront à tous, mais son nom tombera dans les oubliettes de l'histoire. En parallèle de sa vie de chercheur, de professeur et de père de famille, il trouve encore le temps de militer pour l'égalité des droits civiques, et pour l'accès à l'éducation, d'offrir aux jeunes générations la chance qu'on lui refuse. L'histoire de Charles Turner, c'est celle d'un combat mené dans l'humilité, la passion et la détermination. Un combat qu'il est grand temps de déterrer de l'oubli.


👉Abonnez-vous sur votre apps et plateformes audio préférées 🎙️


Pour aller plus loin :


Transcription du podcast :

Bienvenue dans Chasseurs de science, un podcast produit par Futura. Je m'appelle Emma, et je serai votre guide temporelle au cours de cette excursion. Aujourd'hui, nous plongeons dans le cerveau des animaux et des petites bêtes aux côtés de Charles Henry Turner, l’un des plus grands scientifiques oubliés du début du XXe siècle. Vous écoutez Chasseurs de sciences, si ce podcast vous plaît, n'hésitez pas à nous soutenir en le partageant sur les réseaux sociaux et en nous laissant une note sur les plateformes de diffusion.

Le soleil de l’été 1910 cogne fort au-dessus de la ville de Saint-Louis, Missouri. Mais Charles Turner n’en a cure. Agenouillé dans un champ qui borde le parc O’Fallon, le scientifique observe avec intensité les abeilles qui s’affairent au milieu du mélilot blanc. Ces dernières semblent ostensiblement ignorer les six disques rouges enduits de miel qu’il a soigneusement disposés au niveau des herbes sauvages. Les oreilles pleines du bourdonnement des travailleuses, il tente désespérément de les attirer lui-même vers ses fleurs artificielles, en vain. Cela fait deux heures qu’il est là, et il redoute que son étude ne se solde par un échec. Soudain, une ouvrière, vient se poser sur le rebord de l’un des disques, juste sous ses yeux. Elle est rapidement rejointe par une seconde, et Turner se réjouit de les voir toutes deux absorber le précieux liquide. L’expérience peut commencer.

Le lendemain, à 8 heures du matin, le scientifique retourne sur place pour découvrir que deux des disques ont été entièrement vidés de leur stock de miel, et que ses sujets ont même été jusqu’à emporter une partie de leur papier rouge, encore imbibé de sucre. Enthousiaste, il accroche six nouveaux cercles rouges identiques aux précédents, et six bleus pour leur part dépourvus de récompense. Immédiatement les abeilles arrivent par nuées pour butiner avec frénésie les coquelicots artificiels de Turner.

Maintenant arrive l’instant crucial : après un quart d’heure de ce manège aérien, alors que les travailleuses repartent vers la ruche pour y déposer leur butin, le chercheur se saisit de l’une des cibles rouges et la remplace par un cercle bleu, dans l’espoir de répondre à la question qui le taraude : « les abeilles sont-elles capables de distinguer les couleurs ? ». Les secondes passent, puis les minutes. Finalement, les créatures reviennent, fonçant tout droit vers le dernier lieu de récolte. Carnet de notes en main, Turner sent ses doigts enserrer le stylo dont la pointe est posée sur la page. Dans un splendide mouvement courbe, les abeilles changent subitement de destination en laissant derrière elles la cible azur, les antennes pointées vers la tache écarlate la plus proche. Turner jubile, mais l’expérimentation n’est pas terminée. Parce qu’il tient à fournir des résultats rigoureux, il passe encore plusieurs jours à tester une trentaine de manipulations, voyageant d’un cercle à l’autre comme une abeille dans un champ de fleurs. Il va jusqu’à façonner de petites cornes d’abondance en papier et recueille, en guise de final, des ouvrières dans la paume de sa main. Avec passion et application il rassemble les données qui lui permettront de mettre fin au débat qui anime le milieu des entomologistes depuis des décennies. Sa conclusion est proclamée avec une humilité et un engouement caractéristiques le 18 juillet 1910 : les abeilles sont bel et bien capables de discriminer les fleurs en fonction de leurs couleurs pour optimiser leur collecte.

C’est un accomplissement notoire pour Turner, un tour de force qui tombera dans les oubliettes de l’Histoire, et échappera même à la mémoire de ses pairs. Car à l’époque, un autre type de discrimination basée sur la couleur est en train de se jouer.

Né en 1867, deux ans après la fin de la Guerre civile, Charles Henry Turner est le fils d’un gardien d’église et d’une infirmière afro-américains, qui très tôt, lui transmettent l’amour de l’apprentissage et bientôt, celui de l’éducation. À l’âge de 19 ans, il quitte le lycée avec les meilleures notes de sa promotion, et un an après, il épouse la jeune institutrice Leontine Troy. Turner est le premier diplômé afro-américain de l’université de Cincinnati lorsqu’il obtient son master en 1886, puis devient possiblement le premier à recevoir un doctorat de l’université de Chicago, avec les honneurs, en 1907. Au cours de la décennie qui sépare ces deux événements, il démontre à maintes occasions son application et sa rigueur en publiant un travail de plus de 100 pages sur l’anatomie du cerveau chez les oiseaux, copieusement agrémenté d’illustrations détaillées. Cet article, son tout premier, est publié dans la prestigieuse revue Science, dont il est possiblement le premier contributeur afro-américain, installant, une fois encore, un nouveau record.

Il ne s’arrête pas là puisqu’en 1892, son article sur la construction des toiles d’araignées fait également de lui le premier auteur de psychologie comparée afro-américain. Un autre article est publié dans Science, suivi plus tard par un troisième, et, tant qu’à faire, Turner découvre plusieurs nouvelles espèces marines dans les eaux de Cincinnati. D’autre part, il rédige avec son mentor Clarence Herrick un volume de 500 pages sur les Entomostraca, une sous-espèce de crustacés vivant dans la région. Malheureusement, l’année de publication de l’ouvrage est également marquée par la mort de sa femme, laissant désormais à Charles la charge intégrale de ses trois enfants, âgés d’un à trois ans.

Il redouble désormais d’ardeur afin d’offrir à sa famille la stabilité dont elle a besoin. En dépit de près d’une trentaine d’articles publiés en 1907 et d’une renommée qui s’étend jusqu’en Europe, Turner essuie des refus répétés et dans certains cas inhumains. Alors que le précédent directeur de l’université de Chicago, décédé en 1906, souhaitait rendre l’éducation accessible à tous et reconnaissait à Turner le statut d’autorité majeure dans son domaine, son successeur tient un autre discours. En place depuis moins d’un an lorsque notre ami zoologue obtient son doctorat (rappelons-le, avec les honneurs), il lui déclare qu’il ne recrutera pas un « n*gre ».

Accompagné de sa seconde femme et de ses trois enfants, ce dernier est donc contraint pendant plusieurs années de naviguer d’école en école. En parallèle de son travail à plein temps, et de sa vie de famille, il continue de produire deux articles par an, un rythme de production bien supérieur à celui de ses pairs de l’époque. Entomologiste passionné, il s’intéresse à toutes sortes de créatures : papillons de nuit, cafards, guêpes, vers, ou encore fourmis. On pense qu’il est le premier à tester le conditionnement pavlovien chez les insectes, il découvre que ceux-ci sont capables de percevoir les sons, de former des souvenirs, des pensées individuelles, peut-être même des émotions, d’exercer un libre arbitre distinct du simple acte réflexe ou instinctuel, il souligne l’importance de collecter des données dans la nature plutôt que dans un laboratoire, il instaure une méthodologie rigoureuse incorporant des conditions contrôles... Bref, à travers sa soif de savoir, sa rigueur et son enthousiasme, Turner offre une contribution unique à sa discipline et nous invite à voir les insectes comme bien plus que de simples nuisibles sans cervelle. Il écrit :

« Après avoir étudié le sujet sous tous les angles possibles, je suis parvenu à la conviction que ni la fourmi grouillante, ni l'abeille volante, ni la guêpe chasseresse ne sont guidées par un mystérieux instinct, ou une combinaison de tropismes, ou uniquement par la mémoire musculaire, mais par quelque chose que chacun acquiert par expérience. »

À l’âge de 41 ans, Turner s’établit enfin au lycée Sumner de Saint-Louis, le premier lycée afro-américain fondé à l’est du Mississippi. Il sait pertinemment qu’il ne s’y verra pas accorder de temps libre pour ses recherches, que son salaire de 1.080 dollars par an lui permettra à peine de subvenir à ses besoins, que la charge de travail sera lourde et ingrate, mais, ainsi qu’il l’exprime :

« Je sens qu’on a besoin de moi ici, et je peux y faire tellement pour mes semblables. »

Dès 1897, Turner produit plusieurs articles sur l’égalité des droits et l’accès à l’éducation. Cette dernière constitue selon lui la clef qui mettra fin au racisme dont lui et sa communauté sont victimes, et motive son envie d’enseigner dans des écoles accueillant des étudiants afro-américains. Il devient un emblème de la lutte pour les droits civiques à Saint-Louis et une figure d’attachement pour ses élèves, avec qui il mène diverses expérimentations sur les abeilles durant les pauses au réfectoire.

En 1922, le professeur, malade, prend sa retraite et passe ses derniers mois chez son fils, Darwin. Une dizaine de jours seulement après la célébration de ses 55 ans, Charles Turner s’éteint laissant derrière lui plus de 70 publications académiques, un héritage précieux pour les zoologues, les éthologues et les biologistes, et pas la moindre trace de ses contributions dans les livres d’Histoire. Né à une époque où les Afro-américains étaient encore traités par beaucoup comme du bétail ou des êtres dotés d’une intelligence inférieure, Turner fut très probablement délibérément ignoré et oublié par ses contemporains. C’est pourtant cette même science à laquelle il contribuera tout au long de sa vie qui démantèlera progressivement les croyances qui envenimèrent la société dans laquelle il vécut. La science, et le bon sens, dont il ne manqua jamais.

Son ami entomologiste Philip Rau déclarera à sa mort :

« Les handicaps et les contraintes qui ont marqué la carrière de Turner ont été nombreux, et il les a affrontés avec humilité et bravoure. »

Merci d'avoir écouté Chasseurs de science. La musique de cet épisode a été composée par Patricia Chaylade. Au texte et à la narration : Emma Hollen. Merci à Darryl Fantaisie, qui prête sa voix à Charles Turner, et à Guillaume Coolen, qui prête la sienne à Philip Rau.

Si vous appréciez notre travail n’hésitez pas à nous laisser un commentaire et cinq étoiles sur les plateformes de diffusion pour nous soutenir et améliorer notre visibilité. Vous pouvez aussi vous abonner sur Spotify, Deezer et Apple podcast pour ne plus manquer un seul épisode. Quant à moi, je vous retrouverai bientôt pour une future expédition temporelle, dans Chasseurs de Science. À bientôt !

  continue reading

62 episodes

Tous les épisodes

×
 
Loading …

Bienvenue sur Lecteur FM!

Lecteur FM recherche sur Internet des podcasts de haute qualité que vous pourrez apprécier dès maintenant. C'est la meilleure application de podcast et fonctionne sur Android, iPhone et le Web. Inscrivez-vous pour synchroniser les abonnements sur tous les appareils.

 

Guide de référence rapide